27. Parler des couleurs sans termes de couleurs

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Alexandre Surrallés
Laboratoire d’anthropologie sociale, Collège de France

 

En ce qui concerne la diversité linguistique et culturelle, un sujet saillant est la variabilité des façons d’exprimer l’expérience sensible suscitée par les textures, les couleurs, les odeurs et tout ce qui s’offre à nos organes des sens. Or, cet objet de recherche se trouve d’emblée confronté au problème de ce qu’on appelle en anthropologie linguistique l’ineffabilité, c’est-à-dire la difficulté ou même l’impossibilité d’expliquer par des mots des expériences pour lesquelles les concepts nécessaires sont soit inexistants, soit moins évidents, un domaine récemment constituée à part entière (Levinson i Majid). L’existence de fossés sémantiques concernant en particulier la dénomination de perceptions se pose de surcroît comme un des problèmes les plus importants pour une anthropologie intéressée par le sensible. Car ce n’est pas la même chose de décrire l’odeur d’une fleur, par exemple, que de décrire la forme d’une figure géométrique. Une dimension de cette interaction sensible échappe à toute conceptualisation ou codage culturellement stabilisé par des conventions sémantiques.

L’ethnographie de la façon dont la langue amérindienne parlé par les Candoshi de la haute Amazonie évoque les couleurs des objets sans termes de couleurs pour les nommer, m’a offert la possibilité de réfléchir à l’ineffable. En effet, ces chasseurs, cueilleurs et horticulteurs forestiers parlant une langue de la famille jivaro évaluent les impressions sensorielles relatives aux couleurs sans l’un des principaux outils descriptifs utilisés à cet effet : les noms de couleurs. Cette donnée a suscité la controverse puisque l’anthropologie a en général considérée qu’on dispose partout d’une notion de couleur et de termes pour nommer celles ci. Cela n’a rien d’étonnant pour les « universalistes » (Berlin, Kay, Rosch) qui affirment l’existence d’une terminologie des couleurs de base commune à toutes les langues. Mais leurs détracteurs, qui prônent une approche relativiste et signalent la diversité culturelle des manières de découper la gamme chromatique, ne nient pas non plus l’existence partout de la notion de couleur et de termes pour les couleurs (Davidoff, Roberson, Sahlins). Cette unanimité semble cependant s´ébranler avec l’apparition d’une série de publications récentes d’anthropologues et de linguistes de différents horizons et sans concertation préalable (De Vos, Everett, Levinson, Saunders, Senft, Wierzbicka) confirmant la conclusion formulée par Harold Conklin dans un texte publié en 1955 selon lequel la couleur, dans le sens qu’on lui donne en Occident, n’est pas un concept universel et n’existe pas comme tel dans nombre de langues. Mon expérience chez les Candoshi, aboutit à la même conclusion. La question est alors de savoir comment les Candoshi parlent des couleurs sans noms de couleurs et sans que cela ne les empêche ni de percevoir des variations chromatiques, ni de pouvoir les exprimer.

En effet, la langue candoshi ne dispose pas de terme général pour nommer la couleur et le mot « couleur » est absent du seul dictionnaire candoshi publié à l’heure actuelle (Tuggy), sans qu’il s’agisse là d’une erreur ou d’une omission. Des notions telles que « multicolore » ou « coloré » ne semblent pas non plus exister, non plus qu’une forme de référence attributive de la perception d’une couleur comme par exemple dans la phrase « ce pot d’argile est rouge». Bien entendu, mes entretiens ne procédaient pas avec des questions du style « de quelle couleur est cet objet ? », laquelle ne peut pas être formulée dans la langue vernaculaire. La question que je posais en montrant par exemple une vignette de couleur était « ini tamaara ? » (déictique, ini, suivi d’un terme se traduisant par « comment est-il ? »). Par ailleurs, s’il n’y a pas de terme pour la couleur ou les couleurs, leur connaissance ne constitue pas un domaine autonome et, par consequent il n’y pas d’intérêt à en parler de façon abstraite. Les Candoshi, pourtant, s’intéressent aux couleurs et je dirais même que les couleurs les passionnent. Quand ils parlent des animaux, des plantes et des minéraux, ou notamment des fruits et des plumes, c’est-à-dire de choses spécifiques dans des situations concrètes, une façon d’évoquer les couleurs sans termes de couleur se fait jour. Si, par exemple, on présente à un locuteur candoshi une pomme de terre qu’il ne connaît pas bien parce qu’elle est cultivée à une plus haute altitude, et qu’on lui demande ini tamaara ?, sa réponse ne consiste pas seulement à essayer de la décrire superficiellement. Il saisit le tubercule, le sent, le pèse et le fait pivoter, de sorte que sa réponse exprime une expérience polysensorielle recourant à des comparatifs pour souligner les propriétés de la pomme de terre qui l’intéressent. Il s’agit d’une description hésitante, volontairement subjective, interactive, évolutive et relative. La couleur des choses, ou plutôt la similitude des couleurs entre les choses décrites et d’autres, apparaît liée à des caractéristiques autres que visuelles : au toucher, au goût et à l’odeur qui sont alors mobilisées dans le cadre d’une action intentionnelle propre à un environnement donné. En résumé, il semble que la couleur comme caractéristique isolée des autres propriétés d’une chose, ne soit pas pertinente pour la décrire, l’identifier, ni même la classifier. Peut-être parce qu‘elle n’est est pas pertinente en soi dans un monde où les objets, les animaux et les plantes sont inextricablement liés à celle qu’ils possèdent. Car ce qui importe à un chasseur ou à un pêcheur qui veut décrire une espèce est un ensemble de propriétés perceptives que l’espèce en question transmet, accompagné d’une description de son comportement et de son habitat écologique spécifique.

J’ai compris que les Candoshi ne cherchaient pas une catégorie mais une ressemblance, quand je leur ai montré l’une des vignettes du nuancier chromatique. Un débat vif s’est produit entre deux d’entre eux qui participaient aux conversations autour des vignettes disposées sur la table. Je me suis intéressé aux termes de la discussion et comme je ne parvenais pas à comprendre, l’un de mes interlocuteurs a pris un type de gingembre et en a coupé un morceau pour faire apparaître la couleur et la comparer à la vignette. Le débat était de savoir si la couleur orange ambre de cette vignette ressemblait davantage à un type de gingembre ou bien à une substance de couleur similaire secrétée par un poisson (probablement de la famille des Loricariidae) lors du frai. J’ai compris alors qu’un malentendu culturel survenait. Ils répondaient à mes questions leur demandant de donner des noms de couleurs associées aux vignettes au moyen d’un autre exercice : trouver dans l’environnement des choses de la couleur la plus ressemblante possible.

Quand un Candoshi décrit un objet, il le compare à d’autres en faisant ainsi référence à ses propriétés pertinentes dans le contexte de la description. Et comme la gamme des choses susceptibles d’être évoquées pour la comparaison sont toutes celles existant dans le monde, les possibilités descriptives apparaissent infinies et le résultat peut donc être d’une grande précision – cette forme de communication étant seulement possible si les locuteurs ont une connaissance partagée de l’environnement. Dans ces conditions, des termes pour les couleurs limiteraient les grandes possibilités expressives qu’offre la comparaison entre les choses. En somme, du point de vue candoshi, la couleur des choses est subsumée sous d’autres dimensions perceptuelles et entremêlée avec elles. Les couleurs sont perçues sans être nommées parmi d’autres caractéristiques sensibles des objets dans un acte de perception ou technique que j’appelle « perception contrastive » et qui consiste surtout à les comparer ; une technique alternative à la « perception catégorielle », souvent considérée la seule façon de décoder les sensations.

 

Pour approfondir sur le sujet voir :

Jones, Nicola, 2017, “Do You See What I See? “,   Sapiens, Anthropology/Everythink human, 9-Feb-2017. https://www.sapiens.org/language/color-perception/

Surrallés, Alexandre, 2016, “On contrastive perception and ineffability: Assessing sensory experience without colour terms in an Amazonian society“, The Journal of the Royal Anthropological Institute (incorporating Man). Vol 22(4). : 810-829.

 Couple candoshi et la passion pour les couleurs