29. Déclin et résilience : les dilemmes de l’arménien occidental cent ans après

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Anaïd Donabédian
Inalco, Paris

 

1.1. Langue, identité et normes

Comme l’ont montré les travaux sur l’idée moderne de nation, la conception de la langue comme support de l’identité s’appuie dès le dix-neuvième siècle sur l’élaboration d’un norme dotée de prestige social et culturel. Aujourd’hui, la langue occupe toujours une place de choix dans la représentation que les Arméniens se font de leur identité. Pourtant, après cent ans de Diaspora, cette représentation de la langue comme un substitut de la patrie perdue est un piège, tant dans les pays òu l’arménien occidental est vernaculaire que là où il ne l’est plus.

Bien après l’entreprise fondatrice, la norme linguistique demeure un point de focalisation chaque fois que l’identité du groupe est menacée. Le Proche-Orient, jusque-là conservatoire de l’arménien occidental, est fragilisé par la réforme des systèmes scolaires (en Syrie depuis les années 1960) ou par les conflits (au Liban dans les années 1970, en Syrie depuis 2011). Le sentiment de déclin a conduit à une sorte de raidissement normatif, sous-tendu par l’idée que la défense de la langue passe par la maîtrise de son évolution. En diaspora, où l’identité arménienne n’est pas aisée à définir, il est tentant, plutôt que de chercher à penser cette identité, d’investir idéologiquement, aux côtés de la religion et de la revendication politique, la langue, parfois au mépris de ses règles internes.

Idéologiser la langue conduit à l’investir d’un sens qui dépasse celui d’un simple moyen de communication: l’enjeu identitaire, dramatisé par le contexte du déclin, en fait un sanctuaire dont l’accès est hautement codifié. La langue littéraire, idéalisée, est toujours plus normative, et le vernaculaire est privé de la légitimité qui devrait être celle du locuteur natif. Ce type de diglossie n’est pas rare, mais ce qui fait sa spécificité pour l’arménien occidental est sa situation de langue dominée et le bi- multilinguisme généralisés en contexte diasporique, qui explique la virulence avec laquelle la normativité se manifeste à divers niveaux de la société. Au Liban, le quotidien Aztag Daily, le plus diffusé en arménien occidental, reçoit régulièrement des courriers de semonce avec citations à l’appui, remettant ainsi en question la légitimité des auteurs des articles incriminés. Des jeunes, lassés de corrections interrompant un échange entre pairs, font sciemment le choix de parler anglais, français ou arabe avec les jeunes qu’ils pensent plus performants qu’eux en arménien littéraire. Les enseignants eux-mêmes sont soumis à des jugements remettant en cause leur légitimité.

L’insécurité linguistique est la perception négative qu’un locuteur a de sa propre pratique linguistique, du fait d’une stigmatisation explicite ou imaginée de la part d’une majorité linguistique porteuse d’une variante plus prestigieuse. D’abord introduit par Labov pour évoquer les situations de diglossie en anglais, le phénomène est décrit plus récemment dans la dynamique de la mort des langues. L’inconfort ressenti face au jugement réel ou imaginaire de l’interlocuteur affecte sa pratique. Quand le locuteur n’a pas les moyens d’échapper à cette angoisse, il peut s’agir de stratégies comme l’hypercorrection (production d’une forme erronée visant à corriger une faute imaginaire). Mais en situation plurilingue, lorsque le locuteur dispose d’un autre code pour communiquer avec son interlocuteur, la stratégie d’évitement est souvent à la fois économique au plan linguistique, et gratifiante en termes de prestige.

L’évitement de l’arménien et le passage à la langue dominante est plus souvent lié à une compétence insuffisante pour s’exprimer de manière complète. Les mécanismes à l’oeuvre sont dans ce cas le code-switching, passage d’une langue à l’autre dans la même interaction, ou parfois de code-mixing. Quant à la partie de ces communautés qui n’en a pas eu la transmission, la langue, tout en étant un « impératif moral », est hors de portée, et l’identité est investie par d’autres voies. L’attachement au folklore, observé chez les générations précédentes, est supplanté par le militantisme politique lié à la reconnaissance du Génocide, c’est-à-dire un domaine présentant un enjeu idéologique à la hauteur du défi indentitaire.

 

1.2. Transmettre la langue : le grand défi

En contexte éducatif, le discours sur la langue varie de pays à pays selon que l’arménien occidental y est plus ou moins vernaculaire, on relève des constantes, comme la notion de ‘hayabahbanum’ (préservation de l’arménité), rarement justifiée (que préserver, comment, pourquoi, dans quel but?). Difficile à traduire, la notion peut même être idéologiquement douteuse pour la société environnante, et les écoles sont souvent tiraillées entre cet objectif interne à la communauté, et un discours officiel qui vise à former des citoyens bilingués équilibrés.

La dévernacularisation de l’arménien occidental, dont le danger semble préoccuper jusqu’aux élites éducatives et culturelles du Liban, suppose de modifier les modèles d’enseignement : il ne s’agit plus d’enseigner la littératie à des locuteurs d’arménien (langue maternelle), il faut désormais avant tout transmettre les competénces de base en langue parlée (langue seconde). Les moyens des écoles ne permettant pas de créer des classes différenciées,  elles doivent choisir un modèle pédagogique sans tenir en compte de la diversité des profils de leurs élèves. Ainsi, au Liban, les enfants dont la compétence vernaculaire en arménien est jugée insuffisante ne sont pas pris en charge dans les écoles arméniennes, tandis qu’en France, l’évaluation du niveau des élèves s’appuie sur des compétences scolaires surestimées par rapport à leurs compétences réelles en langue.

Cette situation conduit à des impasses en termes de résultats (fétichisation de l’alphabet au détriment des compétences communicatives, compartementalisation linguistique, perte de prestige) et en termes de cohésion sociale (l’absence de réflexion collective générant frustrations et incompréhensions entre enseignants, administrateurs, familles et élèves, l’école devient un lieu de tension associée à l’arménien).

L’ambigüité entre hayabahbanum et transmission de la langue dans l’objectif fondateur des écoles se reflète aussi dans les motivations des familles choisissant l’école arménienne : les primo-arrivants pour les facilités de communication ; d’autres familles y trouvent un refuge contre la mixité sociale et ethnique qu’ils perçoivent comme une menace; d’autres enfin souhaitent une sociabilisation arménienne pour leurs enfants, reproduisant souvent leur propre expérience scolaire. La demande vis-à-vis de la langue est variable et d’autant plus floue que les familles ne sont pas arménophones (et ne peuvent évaluer les compétences acquises par l’enfant). Les familles ne choisissent généralement pas l’école arménienne sur la base de son niveau général d’enseignement, mais en contrepartie, la compatibilité avec le système local, qui rend leur choix réversible, les sécurise. De fait, aucune école ne choisit un modèle totalement innovant et sans contrat avec l’Etat (comme les écoles immersives bretonnes Diwan en France). L’école arménienne semble donc intrinsèquement traditionnelle, parents comme administratifs (et souvent financeurs) étant souvent mus avant tout par le désir de reproduire un modèle du passé, et peu soucieux de repenser les modèles pédagogiques.

 

2. La croisée des chemins

Alors que la transmission familiale régresse de manière critique dans la diaspora occidentale, l’école est plus que jamais essentielle pour l’avenir de la langue. Pourtant, aux prises avec des impératifs idéologiques et conservateurs, les écoles peinent à opérer un diagnostic réaliste et un plan d’action adapté. Certains incriminent l’absence de structures de gestion de la diaspora arménienne, mais sans fournir des alternatives convaincantes.

Je propose de voir là plutôt la nécessité d’un tournant que je qualifierais de post-ideologique, dans le contexte d’une postmodernité touchant déjà l’ensemble des pays occidentaux, et dans une certaine mesure le Liban, mais n’a généralement pas droit de cité dans les institutions communautaires. De ce fait, les représentations collectives liées à l’identité créent donc potentiellement chez les Arméniens de la diaspora une fracture entre deux grilles de lectures irréconciliables : un criticisme postmoderniste appliqué l’identité locale de citoyen, et une sanctuarisation de l’identité arménienne. Il en résulte une polarisation entre les porteurs de l’idéologie, souvent les plus actifs dans les institutions de la diaspora, et la masse des membres de la diaspora, les premiers oubliant souvent, surtout en occident, que les seonds ne sont pas captifs des structures communautaires et peuvent s’en détourner.

Cette situation reflète ce que je schématise ici comme le « paradoxe du ghetto ». Ce dernier, désignant de manière figurée le modèle proche-oriental dans sa dimension dirigiste, est capable d’assurer la transmission de la langue, mais pas de la penser : le raidissement et la normativité peuvent y accentuer le déclin au lieu d’y remédier. Ce sont les limites de l’idéologie même qui a été jusque-là associée au maintien « miraculeux » de la langue pendant un siècle. A l’opposé du « ghetto », le point de vue post-moderniste sait innover sur la base d’un diagnostic réaliste, mais sa masse critique des locuteurs est fragile : il peut penser la transmission mais est moins bien armé pour l’assurer. Ces deux approches sont donc  condamnées à l’échec si elles ne se nourrissent pas l’une de l’autre : la première pour mieux répondre aux défis réels et éviter les mouvements centrifuges à un moment critique de son historie, la seconde pour et éviter la rupture de transmission. La rencontre entre elles porte en elle est la possibilité de réussir le tournant post-vernaculaire sans perdre la transmission du vernaculaire.

Des initiatives récentes ont émergé dans ce sens[1] (innovation pédagogique, traduction d’ouvrages majeurs de la culture mondiale, développement de Wikipedia, camp d’été créatif). Il s’agit de renverser le « devoir de langue » pour en faire un « désir de langue », notamment à l’âge critique où les jeunes éduqués en arménien s’éloignent pour construire leur propre univers dans la société environnante. En contexte post-vernaculaire, cet objectif est en effet aussi essentiel que la norme est inutile. Ce cercle vertueux propose également une issue au paradoxe qui fait de l’enseignant d’arménien un mal aimé de l’école arménienne, alors même que sa discipline est aux fondements du projet de l’école. Reconnaître que l’arménien occidental, rarement monnayable par des examens nationaux, n’a pas de valeur marchande, permet également de repenser la mission de l’enseignant. Libéré des contingences des autres classes, il doit ancrer dans l’enfant le désir d’arménien, celui qui lui permettra de saisir les opportunités futures pour l’améliorer, et qui lui donnera le désir de transmettre la langue à la génération suivante.

Passer du paradigme du devoir au paradigme du désir : c’est sans doute là, bien au-delà des enjeux linguistiques aussi, que siège la résilience qui nous occupe ici. Une résilience qui pourrait bien expliquer pourquoi ce tournant n’était pas possible plus tôt. La résilience, celle de la langue et des communautés, serait-elle une piste post-moderniste pour repenser l’articulation entre arménien occidental et identité arménienne en diaspora, cent ans après ?


[1] Largement portées ou encouragées par le plan d’action de la Fondation Calouste Gulbenkian en faveur de l’arménien occidental.