49. Les langues d’Amazonie : la sociodiversité à la rescousse de la biodiversité

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Francesc Queixalós
CNRS

 

L’UNESCO a proclamé 2019 l’année internationale des langues autochtones. Le territoire amazonien, qui en recèle une multitude exceptionelle, est emblématique des enjeux qu’elles portent. En effet, c’est à travers la langue que se transmettent principalement les traditions, la culture et les modes de pensée d’un peuple. Si bien que dans une grande mesure l’avenir des sociétés autochtones amazoniennes se jouera sur la préservation de leurs langues. Quel est l’état des lieux des langues en Amazonie aujourd’hui et quel futur se dessine pour ces communautés fragilisées par notre mode de vie occidental ?[1]

Une diversité de langues exceptionnelle

Si l’on ajoute au bassin hydrographique de l’Amazone des régions qui en partagent le type de milieu naturel et les formes d’occupation humaine, telles que les Guyanes, le bassin de l’Orénoque des sud vénézuelien et est colombien, les affluents septentrionaux du Plata à la frontière Brésil-Bolivie, et les ouest et nord du bassin du Tocantins, on se trouve en face d’une mosaïque caractérisée par une extrême diversité linguistique. Autour de soixante familles s’y côtoient, dont trois comprenant chacune quelques dizaines de langues et débordant les contours de l’Amazonie telle que définie ci-dessus : l’arawak, depuis la Bolivie — anciennement, depuis le nord de l’Argentine — jusqu’à l’extrême nord-ouest de l’Amérique du Sud (jusqu’en Amérique Centrale, si l’on considère les effets des déportations coloniales); le tupi, dont le rameau tupi-guarani s’étire de l’Argentine jusqu’en Guyane française, et depuis les affluents occidentaux de l’Orénoque jusqu’à — anciennement — la côte est du Brésil; enfin le caribe, du Brésil central à la côte nord nord-ouest du sous-continent et jusqu’à la pointe septentrionale de la Cordillère des Andes. Hormis une petite poignée de langues ayant migré à des époques récentes, l’ensemble jê se situe hors et à l’est de la région considérée. Une variété de tupinamba, la langue parlée sur le littoral brésilien à l’arrivée des Européens, est devenue la langue des métis issus du contact entre Indiens et Portugais. Récupérée par les missionnaires coloniaux, elle a servi de langue véhiculaire dans la conquête et l’évangélisation du bassin amazonien, et fut parlée depuis l’embouchure de l’Amazone jusqu’aux tributaires colombiens et vénézuéliens du Rio Negro. Cette langue générale s’est substituée à beaucoup de langues autochtones. Elle est encore vivante chez certaines communautés du Rio Negro.

L’arc ouest amazonien correspondant approximativement au piémont andin présente la plus grande diversité linguistique. On pense qu’il peut contenir les zones résiduelles de régions d’où seraient parties des vagues d’expansion vers l’est. Il a pu également servir de lieu de refuge devant les catastrophes naturelles ou les guerres. Le nombre de langues amazoniennes approche les trois-cents, la moitié, d’après certaines estimations, de ce qui aurait existé à l’aube du seizième siècle. Les épidémies, conjuguées au travail forcé, aux déportations et aux guerres d’extermination, sont la cause de cette extinction massive, qui se poursuit de nos jours.

En Bolivie il existe des personnes s’identifiant comme Guarasugwe, Huacaraje, ou Maropa, mais ces trois langues ne sont plus utilisées par personne. Côté Brésil, les Akuntsu du Rondônia étaient sept dans les années deux mille. Tous monolingues, mais les seuls individus aptes à procréer à l’époque ou à court terme étaient des consanguins biologiques ou classificatoires. Trois femmes ont survécu en 2020. Si l’on prend les seuls exemples de l’Amazonie bolivienne et péruvienne, en 2008 on comptait, pour la langue isconahua, 28 locuteurs; pour le kayuwawa, 27; canichana, 12; muniche, 10; taushiro, 7; cholon, baure et shimigae, 5 chacun; moré et iñapari, 4 chacun; loretano, 3; leco, 1. Projetons sur ces chiffres la courbe descendante observée chez les Akuntsu, et nous aurons une idée de ce qu’en 2020 peut donner leur extrapolation.

Cette situation de désastre généralisé explique peut-être le nombre relativement important de langues isolées, c’est-à-dire sans parentes identifiables : une quinzaine. Les langues dépassant la dizaine de milliers de locuteurs — piaroa, sikuani, yanomami, makuxi, wapishana, kali’na, shuar, aguaruna, ashaninka, shipibo, tikuna, guajajara — sont vues comme étant comparativement vigoureuses. On compte plus de trente langues parlées de part et d’autre d’une frontière internationale, le kali’na étant un cas extrême, puisque ses locuteurs habitent, tout au long du litoral atlantique, le Vénézuela, le Guyana, le Surinam, la Guyane française et le Brésil.

Sociétés de petite taille et grande diversité linguistique sont des conditions favorisant l’apprentissage de plusieurs langues. Deux régions au moins sont connues pour le multilinguisme prononcé de leurs habitants : le haut Xingu, et le haut Rio Negro avec ses affluents occidentaux. Dans cette dernière les relations entre groupes sont régies par l’hexogamie linguistique : les locuteurs d’une même langue se tiennent pour consanguins; on épouse obligatoirement quelqu’un parlant une langue différente de soi. Si bien que les enfants grandissent dans des maisons collectives où s’entendent au quotidien la langue des pères, qui est aussi celle du lieu de résidence, plus les différentes langues des mères, toutes venues d’ailleurs.

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Une vaste champ d’études encore à explorer

Une petite fraction de ces langues a été décrite de façon scientifiquement satisfaisante. Jusqu’à il y a quelques décennies, la recherche menée avec des visées prosélytiques a prédominé, les fondamentalistes anglo-saxons ayant largement succédé aux catholiques surtout européens vers le milieu du vingtième siècle. Chacune à son tour, ces deux facettes du christianisme ont épousé les visées hégémoniques de leurs respectives puissances tutélaires — les monarchies ibériques suivies des républiques indépendantes d’abord, puis les Etats-Unis — dont elles étaient le fer de lance dans des régions de difficile accès mais potentiellement attrayantes au plan géopolitique. De ces époques nous avons hérité quelques descriptions de haute qualité, informées évidemment par l’horizon scientifique de leur temps, mais aussi beaucoup de listes de vocabulaire, des traductions ou adaptations de textes religieux, des analyses phonologiques ou morphologiques souvent rudimentaires. C’est dire l’immensité du champ qui reste encore à explorer. Les pays commencent à prendre en charge la formation de professionnels qualifiés, aptes à relever le défi de la documentation de cette richesse, et les travaux monographiques approfondis se multiplient. Il est rare qu’on découvre dans les langues d’Amazonie des phénomènes totalement originaux. En effet, le degré de variabilité des systèmes linguistiques trouve sa limite naturelle dans la structure de l’esprit humain et dans la fonction de communication. Il y a été néanmoins attesté un ordre des mots dans la phrase tenu, à une époque, pour impossible. Une situation assez commune consiste en l’observation de traits grammaticaux aux propriétés notablement différentes de ce qui est connu ailleurs. Cette originalité relative oblige à des réaménagements locaux de nos idées théoriques, comme c’est le cas pour les systèmes de classification nominale (la grammaire est soucieuse d’expliciter que les êtres que l’on nomme tombent dans des catégories différentes selon leur forme, leur fonction, etc.) ou les systèmes de prise en charge de la source d’information (la phrase doit contenir des marques qui indiquent si l’information est de première main, rapportée, inférée à partir de l’observation, du raisonnement logique, etc.).

https//tel.archives-ouvertes.fr/AO-HISTOIRE/medihal-01379052

 

Des écoles bilingues pour préserver cette pluralité

En même temps qu’elle se fait plus exigeante, la recherche s’implique dans les processus de récupération de la vitalité linguistique où s’engagent les sociétés indiennes à la faveur des nouvelles formes d’action politique qu’elles se donnent. De nombreux programmes alliant les Indiens organisés, le monde universitaire, les organisations non gouvernementales et les administrations d’Etat, voient le jour. Ils passent souvent par une reformulation de l’école officielle, reformulation qui prend pour principes de base le bilinguisme et l’interculturalité. L’un des plus remarquables de ces programmes est l’expérience menée à Iquitos depuis trente ans. Une véritable école normale d’instituteurs prend en charge des promotions de jeunes issus des communautés indiennes de l’Amazonie péruvienne et en fait des enseignants capables de travailler dans la langue officielle du pays et dans la langue première des enfants, capables d’ouvrir les enfants à la connaissance du monde non-Indien autant qu’à celle de la culture de leurs parents, capables, enfin, de contribuer depuis l’école à une meilleure maîtrise, par les Indiens eux-mêmes, du processus de contact. Un résultat intéressant de ce programme, sous tutelle de l’organisation indigène régionale, est que l’ethnie cocama, nombreuse mais ayant délaissé fortement l’usage de sa langue puisqu’aucun individu de moins de cinquante ans ne l’a eue comme langue première, réintroduit le cocama dans le cursus scolaire, comme seconde langue bien sûr, et étudie les mécanismes au travers desquels la langue pourrait reconquérir des espaces dans l’interaction quotidienne des membres du groupe.

En Guyane française, partant de l’idée que l’acquisition harmonieuse de la première langue est vitale pour le développement cognitif de l’enfant, un groupe de linguistes a lancé à la fin des années quatre-vingt dix un programme appelé aujourd’hui Intervenants en langue maternelle, grâce auquel l’école, dans les villages Indiens (et Noirs Marron), est devenue bilingue. Parmi les obstacles qu’il a fallu surmonter, l’appareil de l’Education Nationale occupe une place de choix.

Un autre type d’expérience est tenté à Manaos, immense île d’asphalte au coeur de l’Amazonie brésilienne. Dans un pays où le nombre de groupes indiens isolés est estimé être encore supérieur à cinquante, le phénomène des Indiens urbanisés commence à attirer l’attention. A Manaos ils sont vingt-mille, principalement Tikuna et Satéré-Mawé venus du haut et bas Amazone respectivement. Ces derniers occupent deux quartiers, et, s’ils ne défrichent plus la forêt, ils produisent toujours des objets manufacturés traditionnels, réalisent des fêtes collectives et des rituels, transmettent la tradition orale, et parlent leur langue dans le cadre de la vie communautaire, utilisant le portugais pour la communication avec les gens de l’extérieur. Ces “villageois urbains” ont pris l’initiative d’introduire la langue propre dans les activités de l’école de quartier en engageant, à leurs frais, un enseignant bilingue. L’administration de l’Education, là encore, peine à s’investir, mais les linguistes de l’Université s’associent à l’expérience au travers d’un programme pour la documentation et la revitalisation de la langue et la culture sateré-mawé.

Sociodiversité et biodiversité ne font qu’un

Ces Indiens, nos contemporains, ont eu de la chance d’arriver vivants au vingt-et-unième siècle. En effet, depuis maintenant plusieurs décennies la sauvagerie des descendants des Européens à leur endroit se voit un tant soit peu tempérée par différents facteurs tels l’exercice de la démocratie dans les pays, les pressions exercées par les institutions et organisations internationales, l’influence de certains secteurs du monde académique et, surtout, la structuration de courants indigènes de revendication politique aux niveaux local, national et international. Mais rien n’est joué. Le modèle économique dominant dans les pays riverains continue de voir en l’Amazonie une terre promise, et les gouvernements de la tenir pour la clé d’un développement capable de tirer vers le haut de larges secteurs de la population la plus démunie. C’était le programme dit d’intégration nationale conduit par la dictature militaire brésilienne des années soixante-dix quatre-vingts, et c’est le programme de l’actuel gouvernement du même pays. Cependant, loin d’améliorer significativement les conditions de vie de la majorité pauvre, cette façon d’aborder la question ne fait au bout du compte que favoriser les activités de prédation de la forêt telles que l’extraction de bois et de métaux précieux, ainsi que l’enrichissement des groupes agro-industriels tournés vers l’exportation de viande et de soja. Les conflits sont nombreux, les morts fréquentes et toujours du même côté. Les politiciens locaux partagent les intérêts des entreprises et des grands propriétaires terriens, quand ce ne sont pas les mêmes personnes physiques. Bien entendu, les effets délétères d’une telle convergence se trouvent décuplés quand cette dernière se situe au niveau national. Le triste spectacle de la forêt en feu de 2019 illustre parfaitement les moyens que se donne une telle politique. Le résultat est que la forêt part en fumée de manière chaque jour plus paroxystique. Parallèlement, il ne fait pas de doute que la présence des groupes indiens sur un territoire contribue à la préservation de sa biosphère. Nul ne peut dire si ces derniers sont des écologistes nés ou s’ils manquent de moyens de destruction. Mais le fait est que vingt pour cent de la surface du Brésil est constitué de terrains dont la couverture forestière a été rasée, alors que dans les territoires indiens la proportion tombe à un pour cent.

A travers le monde, la distribution géographique de la diversité met les espèces vivantes et les langues en corrélation directe. Nulle surprise, donc, à observer la plus grande diversité linguistique dans les régions intertropicales (Afrique sub-saharienne, Sud-est asiatique, Nouvelle Guinée, Mélanésie, et, bien sûr, Amazonie). Il y a néanmoins quelque chose de paradoxal dans le constraste, au sein des sociétés industrielles, entre d’un côté le déploiement des actions en faveur de la biodiversité et son impact sur le financement de la production de connaissances, et de l’autre une relative mais claire indifférence quant au sort de la sociodiversité. A bien y regarder, le souci de la biodiversité prévalant sur le souci de la sociodiversité n’est rien d’autre que le nouveau visage du colonialisme. Explication. 1) Les sociétés industrialisées, ou en voie de l’être, d’une main cherchent à préserver la nature et de l’autre éliminent les sociétés ayant établi une relation différente avec la même nature, en détruisant à cette fin les bases culturelles de la différence : cosmovisions, technologies, style de vie et, bien sûr, langues. 2) Il n’y a qu’une raison plausible à une telle duplicité : les sociétés industrialisées ou en voie de l’être veulent certainement une planète vivable, mais pour elles seules. Le moins qu’on puisse dire est que dans l’action des groupes écologistes cette façon de mettre les choses en perspective ne saute pas aux yeux.

 


[1] Ces quelques lignes laissent de côté la dévastation qu’engendre à l’heure actuelle la conjugaison de deux fléaux: la pandémie virale et l’action du gouvernement brésilien.